Dématérialisation
Espace de stockage informatique nuagique, bonbons, gruau, peinture et figurines, rasoir, appareil photo, musique, films, automobile et jusqu'aux matelas: le développement du marché de l'abonnement, signe-t-il la fin de la propriété individuelle?
Force est de constater que beaucoup de ces objets et de ces biens qui saturent nos existences prennent aujourd’hui de moins en moins de place, physique et symbolique… La bibliothèque étendue sur des dizaines de rayons et alourdis de centaines de livres d’Aristote à Zola, face aux quelques grammes de la liseuse et ses milliers de livres. De même, la collection de cédéroms a été transformée en des abonnements à Deezer ou à Spotify, où pour quelques dollars, procure un accès illimité à toute la musique du monde. Quant à la voiture, remisée au garage, elle n’est plus exactement ce symbole de liberté et de puissance. Les jeunes générations passent globalement moins le permis de conduire et la responsabilité d’une voiture, de son stationnement et de son entretien, est devenue une charge trop lourde, que concurrencent largement les systèmes d’autopartage et de covoiturage. La mise en contact des usagers ayant un besoin de voiture épisodique et des propriétaires, dont le véhicule reste trop souvent au garage devient donc une évidence : les uns profitent d’un service plus personnel et moins coûteux, tandis que les autres couvrent ainsi l’entretien de leur voiture.
On assiste à un découplage entre l’usage et la possession. Un phénomène attribuable non seulement à la conjonction de la crise économique et d’un souci écologique croissant, mais aussi à l’émergence de l’économie du partage. Elle porte avec elle l’idée que posséder un bien ne signifie plus nécessairement jouir de son appropriation individuelle. Nous sommes ainsi passés d’un modèle où les biens avaient une valeur et où les services étaient gratuits à un modèle inverse : où les biens, souvent dématérialisés et dont le coût marginal approche zéro, ont perdu leur valeur, alors que les services et l’accès deviennent des mines d’or. Les entreprises d’échanges, de partage et de location, comme Communauto, Turo ou Airbnb, l’ont bien compris, qui permettent de louer sa voiture, sa maison, ses outils, de revendre… Ce qui est corroboré par les opinions où plus de 75% de la population dit privilégier l'usage à la possession, proportion particulièrement forte chez les moins de 40 ans.
L'abonnement, suite logique d'une économie d'usage où le service prime sur le bien, c’est surtout une véritable petite manne. Les consommateurs consacreraient environ 5% de l'ensemble de leurs dépenses aux abonnements, soit une moyenne de 200$ par mois. Seulement qu’en Europe, ces chiffres se multipliant, ce sont environ 46MM$ qui sont consacrés annuellement uniquement aux abonnements digitaux comme la musique et les vidéos.
D’un côté, l’abonnement est poussé par des motivations multiples, pratiques de consommation dites émergentes ou alternatives. Alors que de l’autre, souvent, c'est la seule façon d'accéder au service (exemple de Netflix). La « révolution numérique » a provoqué la dématérialisation de nos biens. Les jeunes générations aspirent moins à posséder un bien qu’à accéder à une expérience. Avec quelles conséquences ?
Intimité à louer
Le phénomène, c'est que la propriété perd du terrain partout, jusque dans ses recoins les plus intimes. Fruits des progrès de l’informatique, dans ce nouveau monde où Google, Facebook et Amazon veulent tout savoir de vos vies; pourquoi ce désir de vraiment savoir où vous êtes? Combat de multinationales de l’économie numérique, encore et toujours enchaînées à un système qui repose essentiellement sur la concurrence et la rentabilité, jusqu’à son prochain déclin?
Dans une économie par abonnement, la propriété n’est plus constituée que par les biens qu’on possède mais des expériences qu’on partage. Ce nouveau modèle commercial de «plateforme» repose essentiellement sur la manière la plus efficace de monopoliser les données des citoyens, comme s’il s’agissait d’une matière première. Les internautes, en les leur soumettant, et ils le font généralement de «bon cœur» : elles permettent aux plateformes de répondre de façon personnalisée à leur besoin, ce qui était presque impossible à une telle échelle industrielle à l’époque du papier-crayon, sans automatisme informatique, sans Intelligence Artificielle qui vient corréler les millions de petites habitudes. Du même souffle, ces plateformes bénéficient d’une gigantesque aubaine, parce qu’avec cette présence de main-d’œuvre gratuite que constituent les internautes, en leur fournissant, plus ou moins innocemment, de par leur consommation de site web ou par les assistant «intelligents» qui écoutent systématiquement leurs conversations quotidiennes, nombre colossal de précieuses données privées que les plateformes peuvent engranger des revenus publicitaires considérables. D’où ce débat pour obtenir un revenu numérique pour les utilisateurs de celles-ci.
Au-delà de la marchandisation de la vie privées des gens, tels leurs souvenirs photos alors que dès qu’elles sont publiées sur les différentes plateformes, elles s’en approprient directement la possession et le droit d’exploitation commercial. Ces expériences de vie, ces souvenirs, pourquoi n’appartiennent-ils plus aux personnes qui les ont vécus? À une autre époque, dans un monde rural, la notion de vie privée n’existait guère que dans les chaumières, et encore, car tout le village finissait par être au courant de tout. Avec l’arrivée des villes contemporaines et ensuite des mégapoles, les citoyens pouvaient se perdre dans la masse, devenir des numéros, être anonyme; avec les avantages et inconvénients que cela apportaient. Ce partage de nos vies sur les plateformes, à s’observer mutuellement, à se suivre, à se jalouser, à s’approuver mutuellement : est-ce un retour à une vie « rurale»? Chose certaine, depuis jadis, cette frénésie d’avoir, cette exigence n’a pas changé, elle s’est simplement transformée.
Capitalisme, je t’aime…
Que recouvre donc cette nouvelle idée de la troisième révolution industrielle en cours? Jeremy Rifkin, de dire: «En cherchant sans cesse une baisse des coûts de production et une augmentation de leur productivité par de nouvelles technologies, les géants de l’industrie y sont si bien parvenus qu’ils ont scié la branche sur laquelle ils étaient assis. […] Car la révolution technologique est telle aujourd’hui que le «coût marginal», soit le coût de production d’un objet une fois les coûts fixes absorbés, approche zéro, rendant tous ces biens non seulement abondants mais aussi virtuellement gratuits. Aujourd’hui, les secteurs de la musique, du film, de la presse, de l’édition, de la télévision, sont totalement désorganisés.» Donc, où les véritables producteurs de contenus, entre autre les artistes, et on l’aura entendu avec le véritable cri du cœur de Pierre Lapointe, ne touchent presque pas de redevances par rapport à l’écoute de leurs œuvres. Dans son cas précis, une pièce écoutée à 1M de reprise, ne lui a rapporté que ~500$, soit 0,0005$ l’écoute. Qui accepterait une fraction de cent comme salaire?
Les formules d'abonnements présentent donc de nombreux avantages pour les entrepreneurs: augmenter leur chiffre d'affaires s'ils apportent une plus grande valeur ajoutée grâce à des services complémentaires, établir un contact direct avec le client et s'assurer des revenus stables grâce à des contrats à long terme.
Elles ont beau se piquer d’apporter au capitalisme un sens social inédit, en réalité, pour ne pas trop contribuer aux finances publiques, elles pratiquent allègrement l’évasion fiscale. Assistons-nous donc à la fin de la propriété ou bien à sa concentration?
Sur le fond
Au cours d’une conférence web dont je n’arrive pas à retrouver le lien, j’avais été une première fois mis en perspective sur le sujet du capitalisme par abonnement. L’orateur faisait un parallèle avec les premiers humains. À l’époque où nous survivions de gibier et de mammouth et nous habitions dans des cavernes sans chauffage, sans eau courante et sans internet, nos lointains ancêtres devaient se contenter de ce qu’ils chassaient et cueillaient. Peu à peu ils ont su développer des techniques d’agriculture et d’élevage qui leur permirent d’avoir un apport saisonnier et constant en nourriture. Ils avaient semé, sans le savoir, la graine de notre civilisation actuelle.
Et là où il déployait son parallèle… À quoi bon courir les bois pour trouver des fruits, lorsque l’on peut trouver des graines et les planter, pour ensuite les récolter à chaque saison? Pourquoi à chaque trimestre devoir dénicher de nouveaux clients ou forcer les anciens à revenir, alors que l’on peut… Les fidéliser avec des pointages qui donnent ensuite accès à des coupons et tout ça pour manger du thon; les transformer en des «membres», même si ce en sont que de petits privilèges négligeables; les abonner, car nos services et produits ne sont pas accessibles autrement. Pourquoi créer de nouvelles œuvres, quand on a seulement à abonner les spectateurs à une série ou à une suite de films? Ainsi, à quoi bon chasser des animaux pour leur viande, alors que l’on peut les capturer dans des cages et les élever ensuite comme du bétail?
Pour pousser la réflexion plus loin, tout est bon dans une vache. On débite des quartiers et on prélève les chairs, pour les étals des supermarchés. On triture mécaniquement les bas-morceaux, pour les saucisses et les boulettes des chaînes de malbouffe. On retire la peau, pour son cuir. On récupère les os et les invendables pour les farines animales. Seuls, les excréments sont rejetés. L’internaute, tout est bon dans l’internaute. Découpé dans son ensemble, des sites qu’il consulte et qu’on suit à la trace avec les fichiers témoins : son adresse IP, sa localisation géographique, où il a mangé ce midi, où travaille-t’il? Qu’est-ce qu’il aime, avec qui il est ami? Selon son décalage horaire, les consulte-t’il de nuit? Il clique, est touchée alors la prime au référencement, le piso du commerçant qui veut se faire voir sur la planète Web, et où les premières places se paient chers. Est-ce des sites gênants ou est-il insomniaque? Des excréments? Pas de résidus : tout peut être conservé indéfiniment. Peut-on lui vendre des pilules dans notre galerie marchande? Ou d’autres abonnements à des sites de mieux-être? Référençons-le! Possède-t’il des animaux domestiques et lui proposé des abonnements pour des cadeaux à chien? Possède-t’il un véhicule, allons lire le contenu de ses courriels pour vérifier ses renouvellements d’assurances. Accrochons-le avec de la publicité ciblée! Qu’a-t’il dit à sa maman? À sa blonde? Parlait-il de lui offrir une montre? Pub! Son nom, son adresse… Son quartier, quel est la photo de son domicile? Son cellulaire, son assistant, on écoute ce qu’il se dit dans sa maison. Pour qui pourrait-il voté aux prochaines élections? Les services policiers nous demande toutes les preuves, nous les possédons toutes. Les abonnés, le bétail du nouveau siècle?
Références:
La colère de Pierre Lapointe
L'économie de l'abonnement signe-t-elle la fin de la propriété?
«Capitalisme de plateforme»: un capitalisme faussement social
Quand les jeunes n’achètent plus
Votre téléphone mobile vous écoute-t-il?
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